top of page

PAUL

C'était l'été dernier comme tous les étés de ma vie, l'épaule brûlée par le soleil, papa n'avait pas mis le pare-soleil 

​

fenêtre ouverte effet paravant

​

comme tous les étés de ma vie l'épaule brûlée par le vent qui a poussé le soleil un peu trop vite sur ma peau. Elle est devenue rouge, je me souviens rouge après que le soleil a tapé dessus, sur l'épaule, mais je ne l'ai pas vu de suite, la peau brûlée je ne l'ai pas vue je l'ai sentie sur moi, je l'ai sentie chaude. 

 

J'ai senti le vent pousser le soleil sur la peau mais je ne l'ai pas vu faire 

sinon

je l'aurai grondé.

 

J'aurai sans doute dit un truc du genre : mais pour qui tu te prends le vent à pousser les gens comme ça ? 

​

À frapper des rayons

À brasser de l'air

À pousser la chansonnette oui

​

oui c'est ça je me souviens maintenant, dans la bagnole ça chantait comme tous les étés, ça chantait. Papa avait oublié le pare-soleil mais pas d'allumer l'autoradio, ah ça non, et ça disait : j'ai attrapé un coup d'soleil, un coup d'amour, un coup d'je t'aime

et le soleil en coup de poing dans l'épaule, dans l'épaule, et là maman qui me regarde et qui me dit et paul, il va comment paul ?

​

J'étais là un peu bête, je sais pas paul

il est plus là paul 

il est parti au paul nord, au pôle nord 

paul il est parti mais j'irai pas à sa recherche maman, j'lui courrai pas après promis j'appellerai pas interpol, non maman j'ai pas mal non

j'ai dû lui dire ça.

 

Et là alors subitement, Maman s'est mise à pleurer

à pleurnicher des larmes d'eau de mer et moi je lui demande à Maman si ça va

et puis la crise, l'avalanche de non.

​

Non ça va pas, pourquoi veux-tu qu'ça aille

non y'a rien qui va dans cette famille de trois

non tu te tires des balles dans les pieds

moi j'l'aimais bien paul, j'l'aimais tant paul fallait pas le laisser s'enfuir 

des paul t'en auras pas toute ta vie tu crois bien.

​

Et moi j'étais perdue :

mais maman moi j'en ai pas besoin de paul, comme ça, j'te jure, ça va, et elle qui continuait

à pleurnichouiller, ma fille tu sais sans paul on va nulle part dans la vie. 

 

Papa, lui, n'avait rien compris à la gravité de la situation, il s'est mis en tête que cette histoire de paul c'était une boutade alors il s'esclaffait :

et tu vas dormir comment sans ton paul – ochon

tu vas pas oser aller le chercher espèce de paul – tronne

si tu l'as vraiment perdu on peut avertir la paul – ice

​

et plus ça allait, plus il riait, les mots sonnaient si drôles à ses oreilles qu'il a pas entendu maman sortir la tête de la voiture pour hurler PUTAIN ni chuchoter après

quel con, quel con, quel con, quel con 

 

Avec papa on a croisé nos yeux dans le rétroviseur et on s'est dessiné des sourires mutuels, et même si j'avais toujours l'épaule en feu, ça me rassurait de savoir que papa était de mon côté parce que pendant qu'il conduisait, pied qui accélère et mains en l'air, il a pris le temps de me dire 

tu sais c'est pas si grave de perdre un paul

un paul perdu dix retrouvés et p'tetre même tu trouveras des pauline

et si tu les perds aussi c'est pas si grave non plus tu seras seule.

Maman ça l'a rendu dingue : justement elle sera seule, c'est bien l'problème de perdre ses paul au fur et a mesure du chemin a l'arrivée y'a plus personne et elle f'ra quoi à ce moment là, pas des marmots ni l'marriage, non, el'fra rien de tout ça.

 

Pendant qu'ils se battaient pour savoir si c'était mieux d'être seul ou accompagné par un paul lambda qui voudra bien rester assez longtemps le long du chemin avec moi, je détourais les traces de sel blanches sur ma peau et je suçais mes doigts 

d'abord le pouce puis tous les autres comme une glace à la mer

comme si tremper tous ses aliments dans l'eau salée ça avait aussi un goût de chaud 

je me léchais la peau 

les poignets

les coudes

tout ce qui était à portée d'langue et ma mère devant qui marmonne :

si tu lui avais fait ça à Paul p'têtre tu l'aurais gardé, p'têtre il se s'rait pas perdu moi j'te le dis il aurait vite trouvé le chemin ce mioche 

et Papa : dis donc, sois pas vulgaire c'est qu'une enfant, y'en aura d'autre des paul à sucer.

 

Moi ça m'a mis en tête l'image rigolote d'un paul miniature trempé dans les vagues au bout d'un bâton qui aurait un goût d'été, emballé dans un petit sachet plastique pas écolo.

 

Maman disait elle aurait du s'offrir à paul 

et papa laisse-la d'abord trouver le paul de sa vie 

et maman peut-être qu'elle a des cuisses trop moites 

et papa tous tes propos c'est pas très féministe dis donc.

 

J'ose pas trop arrêter la dispute, un peu trop grosse pour juste un paul perdu qu'on retrouvera sans doute jamais, un paul porté disparu qui répond plus aux messages, un paul douloureux comme l'épaule chaude frappée par le soleil, un paul pas mélodique comme les voix de l'autoradio, un paul mains baladeuses qui s'est déjà baladé trop loin à mon goût sur le tapis éponge de la salle de bain. 

 

​

bottom of page